Ou plutôt : 10 raisons d'aimer Carmen même si c'est super mainstream.
"Parce qu'à la dernière scène Roberto Alagna avait sa chemise ouverte" ne fait pas partie de ces raisons. Enfin, si, mais je ne m'attacherai pas ici à décrire la (géniale) version à laquelle j'ai assisté, ce qui serait totalement con pour traiter Carmen de manière générale. Or, je ne suis pas totalement conne. Et oui, il m'arrive de fantasmer sur Roberto Alagna, comme sur la majeure partie de l'espèce humaine, et sur certaines loutres. La prochaine fois, nous chercherons 10 personnes sur lesquelles je ne fantasme pas. Ça sera très difficile, mais nous arriverons à surmonter cette épreuve ensemble.
Oui, je l'avoue : par certains côtés, je suis atrocement snobe. Il m'arrive d'avoir du mal à assumer d'aimer certains opéras, pour la bonne et simple raison que ce sont les seuls que l'individu lambda connaîtra vaguement. Il sera même en général capable d'en fredonner un morceau. En l'occurence, la putain de Habanera. Alors, je me dis, fi, admettons que ce petit opéra est bien charmant, et allons écouter du plus pointu que personne n'aime - je suis une future musicologue, merde. Évidemment, je suis la première à admettre que c'est une attitude atrocement conne. Et ce soir, Staatsoper chéri, grâce à toi, je me suis réconciliée avec l'un des opéras les plus joués au monde. Il était temps.
1) Mérimée. Parce que Carmen, avant d'être un opéra (1875), était une nouvelle de Prosper (1847). Mérimée, contrairement à Bizet, est vraiment allé en Espagne. Il en a ramené pas mal d'observations couleur locale, et une fascination pour la canaille : si en France, notre petit peuple est con, ce n'est pas le cas là-bas, où la pauvreté pousse à développer la ruse et l'intelligence (et je schématise à peine son propos). Forcément, ça fait de bons personnages, qui passent la nouvelle à rouler le narrateur, mais il les aime bien quand même, et nous aussi. Voir Carmen donne envie de se replonger dans l'oeuvre de ce type qui, bien qu'il ait un prénom moche, est un très bon auteur, et un encore meilleur chroniqueur. Surtout quand l'automne arrive : à cette heure ci, il pleut des cordes à Vienne, et si mon coeur lorrain y trouve son compte, les plus frileux pourront invoquer le soleil espagnol grâce à leur tablette I-machin.
2) Micaëla. Quand on pense à Carmen l'opéra, on ne pense qu'à Carmen la meuf. Forcément, c'est, en plus du rôle principal, un personnage particulièrement charismatique, qui a droit aux les airs dont la mélodie reste en tête pendant des heures. Et on a tendance à oublier Micaëla, la petite Micaëla, le seul personnage au coeur pur. Car ne nous voilons pas la face : dans cet opéra, tout le monde pense avec sa bite. Carmen ne s'en cache pas, puisque même quand elle se déclare amoureuse, elle continue de préciser "pour l'instant", ce qui a le mérite d'être honnête. Le cas de Don José est un peu plus compliqué : si il trahit l'amour de sa petite fiancée, c'est parce qu'il est devenu fou de Carmen, et il restera constant dans cette folie pendant le reste de l'opéra. OUI MAIS. José est, dans son genre, pas mal psychopathe : quand Carmen le supplie de la laisser partir car les sentiments entre eux sont morts, argument plutôt sensé (eux deux, puisqu'on réalise assez vite que l'amour de Don José s'est transformé en haine, et qu'il en a marre de cette gitane à la con qui change de mec comme de chemise), il se colle à elle non pas parce qu'il l'aime, mais parce qu'il ne supporte pas de la voir partir pour un autre, et de se retrouver ainsi dans son panier à linge sale d'exs. On a déjà vu plus pur comme sentiments. Mike n'apparaissait pas dans la nouvelle, et a plus ou moins été rajoutée pour offrir un contraste avec l'immoralité des autres personnages, mais aussi pour montrer, à l'acte I, qu'avant de tâter de la bohémienne, le joli brigadier était un type bien. Elle en devient presque caricaturale (presque, puisque malgré tout, le personnage fonctionne très bien). C'est la fille gentille et courageuse qui n'hésite pas à se balader toute seule dans les montagnes pour dire à son ex-fiancé devenu bandit que sa vieille mère est malade. Grâce à elle, Don José pourrait avoir le choix de la rédemption, ce qui empêche d'éprouver de la compassion pour lui une fois qu'il a rejetté cette possibilité, pour s'enliser dans sa passion pour Carmen. Micaëla, c'est une représentation d'une autre fin possible, avec des tresses.
3) L'air de Micaëla à l'acte III. Hier soir, c'était Anita Hartig qui tenait le rôle, et il n'y avait pas une seule phrase qui n'était pas parfaite musicalement (la diction c'était moins bien, mais elle est encore petite). La version d'Anna Moffo est très bonne.
4) Carmen ou je fais ce que je veux avec ma vulve. Tout le monde connaît son texte : Si tu ne m'aimes pas, je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi. Cette phrase, devenue cliché à force d'être répétée par toutes les grognasses depuis plus d'un siècle, reste quand même un putain de manifeste pour le droit de s'amuser comme on veut avec qui on veut. Mais elle ne défend pas que ses pratiques sexuelles : ce que Carmen met au dessus de tout le reste, c'est la liberté. Sa lutte pour ne jamais être soumise trouve son apogée dans la mort : lorsqu'on arrive au troisième acte, elle sait très bien que le choix qui s'offre à elle est vivre et suivre José, ou mourir et rester libre (parce qu'elle l'a lu dans ses cartes, mais aussi parce qu'elle a un minimum de bon sens. Même ses amies gitanes le voient venir gros comme une maison). Que dit Carmen? "Jamais Carmen ne cédera, libre elle est née, libre elle mourra". Décidément, les opéras sont remplis de bonnes baselines. Dans la vraie vie, il n'est pas forcément nécessaire d'aller jusqu'à ce type de comportement, mais l'idée qui dirige le personnage de la gitane est intéressante. Carmen assume d'avoir "des galants à la douzaine" et fait de sa vie un jeu permanent. Carmen préfère mourir plutôt que de suivre un homme qu'elle n'aime pas. Ce que j'y vois, c'est une femme qui, en respectant la ligne de conduite qu'elle s'est fixée, se respecte. Inspirons nous plus souvent de Carmen dans nos vies professionnelles en nous fixant une règle de conduite absolue : par exemple, je préfère mourir que citer une ligne de Marc Lévy. "Jamais Bérengère ne cédera, avec un minimum de bon goût elle est née, avec un minimum de bon goût elle mourra".
5) Le livret. Meilhac et Halévy les chatons. Je suis amoureuse d'eux pour les livrets d'Offenbach, qui sont toujours des monuments de connerie, avec un humour plus ou moins douteux. Mais ce sont également eux qui sont derrière le livret de (changement de registre WTF) Manon. Dans Carmen, il faut avouer que si c'est pas du Hugo, le texte est simple, mais efficace. Je ne vais pas re-citer les paroles de la Habanera, qui enchaîne tellement de lieux communs qu'elle en devient une vérité universelle.
6) Bizet et l'ouverture qui donne envie de twerker. Tout simplement. Un peu comme le final de L'Arlésienne. Et j'ai trouvé mon âme soeur dans les commentaires de cette vidéo : "Best drinking game every time you hear a loud bang take a drink!".
7) La liesse populaire. J'aime, que dis-je, j'adore, les gros choeurs. Si en plus il y a des percussions en même temps, mon petit palpitant a du mal à se retenir d'exploser. C'est aussi pour ça que je suis amoureuse d'Offenbach, qui met une foule et des cloches au moins vingt fois par opéra. Outre le fait que ces passages réveillent plus que trois litres de Club Mate, j'admire le fait que pour les apprécier, il ne faut pas avoir fait dix ans d'études musicales, il ne faut même pas prêter une oreille attentive : dans ces moments, ce n'est pas à toi d'écouter la musique, c'est la musique qui vient te capter - un peu comme les musiciens dans le métro, sauf que avec de la vraie musique. Ou dans un autre registre, comme les dealers de drogue sur les ponts viennois. Si à la place de m'apprendre la putain de flûte à bec au collège, on m'avait passé le début de l'acte II (Les tringles des sistres tintaient - et encore une belle trouvaille littéraire pour le titre), je n'aurais probablement pas attendu la Terminale pour arrêter de détester la musique classique. La face du monde ne s'en serait pas trouvé changée, mais ma moyenne de licence, si. Et ça m'intéresse plus que la face du monde.
8) Le prélude de l'acte III. Ça repose.
9) Cocorico. Quand on regarde les statistiques des opéras les plus joués dans l'année, les quatre premiers sont toujours les mêmes, se contentant d'échanger leurs places entre eux. D'après ce que j'ai trouvé, pour la saison 2012-2013, on avait en premier La Traviata, puis Carmen, La Bohème et La Flûte enchantée. Carmen navigue donc entre la première et la quatrième place depuis la nuit des temps (à peu de choses près). Ensuite, il faut attendre la 34ème place pour retrouver un compositeur français (Faust de Gounod, immédiatement suivi par Les Contes d'Hoffmann). Rien que pour garder un opéra français dans le top, il faut continuer à aller voir Carmen.
10) Le mainstream, en fait, c'est bien. Déjà, parce que si trois passages de cet opéra sont connus du grand public qui les réutilise à toutes les sauces jusqu'à l'écoeurement, ce sont toujours trois passages d'une oeuvre de la scène lyrique qui sont connus de tout le monde. Même si les mecs ne se souviennent pas forcément du compositeur ni de l'oeuvre, ils connaissent. Et souvent, apprécient. Tout en préférant Justin Bieber, mais c'est là. L'important n'est pas de se mettre à écouter uniquement du classique, mais de savoir que cette musique n'est absolument pas réservée aux initiés. Et puis, il y a une chose qu'il ne faut pas perdre de vue : si le grand public est parfois un peu bovin, il n'empêche qu'il se trompe rarement. L'exemple qui me paraît le plus frappant pour ça, c'est le Boléro de Ravel (même si la prochaine fois que je l'entends je fais bouffer sa caisse claire au percussioniste). Ce qui plaît, c'est peut être l'idée du rythme obstiné que tu peux reproduire à la maison sur ton djembé, mais ça reste une putain d'incroyable étude d'orchestration. Si le mainstream permet de faire découvrir de grandes oeuvres à des personnes dont le kiff ultime n'est pas d'aller à l'opéra tous les soirs, alors je dis, vive le mainstream.
Et puis faut pas croire, je m'intéresse aussi aux grandes oeuvres du répertoire moderne. Ça veut dire qu'hier j'ai écouté Booba et One Direction.